Pourquoi les opérateurs de transport doivent mieux se préparer à la transition énergétique

La séquence des élections présidentielle et législatives en France achevée, on ne peut que regretter l’absence de réflexion collective sur notre approvisionnement en énergie et nos priorités. Et constater assez tristement que les discussions se cristallisent autour de la question du nucléaire (pour ou contre semblant traduire un bord politique particulier) et du subventionnement encore une fois de la voiture et du pétrole, soit par le biais d’une baisse de TVA pour tout le monde - enfin, celles et ceux qui roulent en voiture - soit par l’attribution ciblée de chèques essence (et sans l’ombre d’une aide pour les autres modes de transport).

Pourtant, la tension actuelle sur les marchés de l’énergie et des matières premières nous donne un aperçu des enjeux auquel le monde de demain devra répondre : comment accélérer la transition énergétique pour réduire nos émissions ? comment améliorer notre résilience face aux difficultés d’approvisionnement ou à l’intermittence de certaines énergies ? et comment assurer que nos engagements en faveur du climat ne fassent pas les frais des conflits mondiaux ? Enfin, puisque c’est le thème de mon blog, qu’est-ce que cela entraîne pour nos mobilités ?

Ce que disent les scientifiques

Le dernier rapport du GIEC est formel : tous les scénarios permettant de contenir le réchauffement climatique impliquent d’atteindre notre pic d’émissions au plus tard en 2025, de les réduire sensiblement d’ici 2030 et de viser la neutralité carbone pour 2050 (2070 au plus tard). Il s’agit rien de moins que d’assurer des conditions vivables pour les humains, mais aussi toutes les autres espèces. La bonne nouvelle est qu’il n’est pas encore trop tard pour agir et que la plupart des solutions sont connues :

La limitation du réchauffement climatique nécessitera des transitions majeures dans le secteur de l'énergie. Cela impliquera une réduction substantielle de l'utilisation des énergies fossiles, une électrification généralisée, une amélioration de l'efficacité énergétique et l'utilisation d’énergies alternatives (comme l'hydrogène).

Le rapport de RTE sur les futurs énergétiques 2050, qui se concentre sur les scénarios permettant à la France d’atteindre la neutralité carbone en 2050, porte un message très proche : la priorité est d’abord de réduire voire supprimer notre utilisation d’énergies fossiles, et dans ce contexte, les scénarios les plus crédibles impliquent de développer les énergies renouvelables et le nucléaire. Ce n’est pas écrit tel quel car le rapport est issu d’un consensus veillant à ne pas attiser les tensions, mais c’est tout de même ce qu'on peut lire en creux des conclusions :

Sur la transformation du mix électrique

4) Atteindre la neutralité carbone est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables ;

5) Se passer de nouveaux réacteurs nucléaires implique des rythmes de développement des énergies renouvelables plus rapides que ceux des pays européens les plus dynamiques ;

Le chiffon rouge de l’énergie nucléaire, qui n’est évidemment pas une énergie parfaite, comme aucune autre d’ailleurs, fait oublier l’essentiel : les énergies fossiles, dont l’extraction et l’utilisation sont extrêmement polluantes dès maintenant, sont notre problème principal aujourd’hui et toute option permettant d’en réduire notre dépendance est une meilleure alternative.


Ce chiffon rouge fait également perdre de vue que, quel que soit le scénario, la consommation d'électricité va augmenter. Et beaucoup.

La France s’appuie actuellement sur sa Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), qui est sa feuille de route pour lutter contre le réchauffement climatique, et qui prend déjà une hypothèse ambitieuse de réduction de 40% de notre consommation énergétique d’ici à 2050. A ce stade, il paraît en effet difficile d’atteindre cet objectif uniquement en réduisant le gaspillage et en améliorant l’efficacité énergétique de nos logements et de nos outils.

Source : Rapport RTE sur les Futurs énergétiques 2050 (en téléchargement ici)

Cette trajectoire se traduit ainsi par une augmentation de la consommation d’électricité de 35% à horizon 2050.

Source : Rapport RTE sur les Futurs énergétiques 2050 (en téléchargement ici)

Sans boule de cristal, il n’est ainsi pas difficile de prédire que la production, le transport et l’accès à l’électricité vont devenir de plus en plus stratégiques dans les années et décennies à venir. Dans le cadre des transports, cela signifie que l’électrification des véhicules va ajouter de nouvelles contraintes sur le réseau et que l’organisation des opérateurs va devoir évoluer.

Ce que ça implique pour les opérateurs de transport

Aujourd’hui, les contrats des opérateurs - majoritairement des Délégations de Service Public en France - sont basés sur des besoins fonctionnels : l’Autorité Organisatrice de la Mobilité (AOM) précise ses attentes, les lignes à assurer, ainsi que leur fréquence et amplitude horaire. Sur cette base, les opérateurs candidats conçoivent les tournées de bus, tramways et métros, en prenant en compte le temps de parcours, le retournement au terminus, le trajet depuis et vers le dépôt, les pauses des conducteurs et leur relève (ou dans le jargon du métier : le graphicage des véhicules et l’habillage, correspondant à la journée de travail du conducteur).

Le tableau de marche des bus prend logiquement en compte la capacité de leur réservoir et la distance qu’ils peuvent parcourir avant de devoir retourner au dépôt - cette problématique ne s’applique évidemment pas aux tramways et métros, alimentés en continu à l’électricité. L’autonomie des bus dépend évidemment de leur environnement de circulation (conduite en zone urbaine dense avec de nombreux arrêts ou en zone rurale, topographie, utilisation du chauffage ou de la climatisation…), mais si elle n’est en général pas un sujet pour les bus thermiques, qui peuvent assurer leur journée de service sans ravitaillement, la situation est bien différente pour les bus électriques à batterie. En effet, ces derniers ont une autonomie de 150 à 250 km selon leurs conditions de circulation, ce qui est souvent insuffisant pour les lignes longues ou avec une fréquence élevée. Cette contrainte implique donc soit de prévoir un passage au dépôt pendant la journée, ce qui rallonge les kilomètres improductifs parcourus (ou km haut-le-pied) et peut nécessiter l’acquisition d’un bus supplémentaire (de l’ordre de 500 k€ pour un bus standard, soit plus de 2 fois plus qu’un bus diesel aujourd’hui), soit d’équiper les terminus de bornes de recharge, voire à certains arrêts intermédiaires également pour des lignes très sollicitées. Cette dernière option n’est pas non plus évidente, car elle nécessite des travaux de génie civil pour la sous-station électrique, un raccordement au réseau élecrtique moyenne tension et surtout… de la place. En effet, dans les zones urbaines très denses, il n’est pas évident de pouvoir installer cette sous-station sans démolir du bâti, ni de pouvoir stationner un bus près de 10 minutes sans perturber les rotations de l’ensemble des bus. Dans ce cas, mon avis personnel est que pour les bus à haut niveau de service (grande capacité et haute fréquence), le trolleybus pourrait retrouver ces lettres de noblesse, en envisageant par exemple une électrification partielle de la ligne. Cela fonctionne d’ailleurs très bien à Lyon !

On a donc vu que le bus électrique entraîne plus de contraintes d’exploitation - en plus de nécessiter des investissements plus lourds que le diesel (ce n’est pas pour rien qu’il s’agit à ce jour de la solution la plus répandue). Les opérateurs les connaissent bien et s’y adaptent depuis quelques années étant donné que la réglementation va interdire petit à petit les véhicules diesel. En revanche, ce qui n’est pas vraiment anticipé à ce stade, ce sont les contraintes sur la supply chain pour les véhicules, l’évolution des responsabilités des différents acteurs de la mobilité et les conséquences sur le réseau électrique.

En effet, la pandémie du Covid nous a fait prendre conscience avec beaucoup d’acuité que nos approvisionnements logistiques proviennent du monde entier, et en particulier d’Asie, et que toute rupture dans la chaîne entraîne assez rapidement des retards, voire une indisponibilité totale de certaines pièces. Il en est de même pour les bus électriques, dont les chaînes de production des constructeurs vont devoir tourner à plein régime pour faire face à la demande à venir dans les délais ambitieux fixés par la réglementation. A titre d’exemple, cette étude très intéressante du cabinet londonien Element Energy sur la décarbonation des transports écossais indique ainsi que pour décarboner l’ensemble de sa flotte de bus d’ici à 2030, l’Ecosse devra acheter ou convertir (par retrofit) 3 à 4 000 véhicules par an à partir de 2025, ce qui est considérable. Et ce chiffre est uniquement pour l’Ecosse, pays de 5,5 millions d’habitants… Autant dire que la demande à venir en Europe, et dans le monde, va être colossale.

La décarbonation des bus fait également face à une complexité juridique supplémentaire, puisque jusque là, les véhicules étaient en général acquis par les opérateurs, qui se remboursaient via leurs contrats avec les AOMs. En effet, la durée d’amortissement des bus neufs correspondait à peu près à celle des contrats (autour de 6 ans). Or les bus zéro-émission (bus électriques à batteries ou bus à hydrogène) sont au moins 2 fois plus chers que les bus diesel, donc leurs durées d’amortissement - et d’exploitation a priori - sont plus longues et dépassent celles des contrats d’exploitation. Dans ce cadre, il est plus logique que les AOMs achètent ces véhicules, soit en direct (dans le respect des règles des marchés publics), soit via le contrat des opérateurs, qui présentent leur choix lors dans leur réponse à l’appel d’offres. Le périmètre de responsabilité de chaque acteur est ainsi en train d’évoluer et de nombreux transferts de propriété des véhicules - et des ateliers de maintenance - des opérateurs vers les AOMs vont s’organiser. Cette évolution, certes un peu compliquée à mettre en œuvre au démarrage, devrait toutefois permettre de passer dans une logique d’investissements à plus long terme.

Enfin, et c’est un point majeur encore largement sous-estimé pour les transports de demain, mais la mobilité devenant de plus en plus électrique, elle deviendra de fait de plus en plus dépendante des capacités du réseau électrique. Aujourd’hui, les opérateurs construisent leurs tournées en prenant en compte des contraintes de transport uniquement : optimisation de l’utilisation des véhicules, disponibilité des conducteurs et recherche d’optimum des coûts et des recettes. Demain, il sera nécessaire d’intégrer également la problématique de disponibilité du réseau électrique : en effet, il ne sera pas possible de recharger les bus n’importe quand - contrairement au diesel, qui une fois acheté et stocké, peut être utilisé à tout moment. L’intégration de plus en plus d’énergies renouvelables intermittentes dans notre mix énergétique entraînera également une plus grande complexité dans la gestion de l’électricité. Le coût de l’énergie électrique ne sera d’ailleurs probablement pas constant au cours de la journée et il sera intéressant d’adapter la période de recharge en conséquence. On pourra objecter que les bus seront branchés la nuit, au moment où la consommation électrique est plus faible, ou que les batteries des bus pourront également servir de réserve et que le surplus éventuel d’électricité pourra être revendu sur le réseau en cas de besoin. Il s’agit dans tous les cas d’un changement de paradigme important, car le fonctionnement des transports devient de moins en moins indépendant dans son fonctionnement et de plus en plus interconnecté avec d’autres secteurs.


Dans ce cadre à la fois très contraint et nécessitant de repenser les priorités, il faut principalement faire mieux. C’est simple à écrire, mais c’est un prérequis indispensable pour tous nos choix industriels dorénavant, et il est nécessaire de mettre plus d’intelligence dans l’utilisation de nos ressources. Il n’est en effet plus possible aujourd’hui de sous-estimer la valeur réelle de nos actifs, de gaspiller les matières premières nécessaires au fonctionnement de l’ensemble du système et de ne pas rechercher toutes les pistes pour moderniser et recycler, voire upcycler, nos outils. Dans le cadre des transports, cela signifie de prolonger autant que possible le cycle de vie de notre matériel roulant, soit par retrofit des véhicules diesel pour les convertir à une motorisation électrique, soit par recyclage de toutes les pièces qui peuvent l’être. Les constructeurs de véhicules devront d’ailleurs être largement impliqués dans cette démarche, car les véhicules étant plus chers, avec plus d’électronique, on peut s’attendre à ce qu’ils imposent de réaliser eux-mêmes une part plus importante de la maintenance.

Par ailleurs, le système devenant de fait plus complexe et interconnecté, plus de données seront nécessaires pour prendre les bonnes décisions. Cette évolution s’accompagnera d’une digitalisation plus importante des process, afin de pouvoir traiter plus d’informations, profiter de la puissance des algoritmes et de l’intelligence artificielle et optimiser globalement toute la chaîne de fonctionnement. Cette transition permettra notamment de choisir les périodes de recharge optimales, en prenant en compte tous les paramètres pertinents, et en veillant à préserver le réseau électrique.

Enfin, la transition énergétique implique surtout plus d’investissements et plus rapidement. En effet, nous ne sommes pas en avance : pour rappel, les projections du GIEC impliquent d’atteindre notre pic d’émissions d’ici 3 ans, ce qui est extrêmement court à l’échelle des décisions publiques. Et dans ce temps, il est indispensable de proposer plus d’options de mobilité décarbonée à plus de monde, car la solution n’est pas de convertir toutes les voitures individuelles thermiques à l’électrique, mais bien d’inciter au report modal vers les transports collectifs, partagés et les modes actifs, dans tous les cas où c’est possible.

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